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Photo Bernard Rousset

Hôtel-Dieu : destins croisés - n°6 - novembre 2019


Les sœurs hospitalières sous le Rectorat - XVIIe XVIIIème siècles
2e partie

Reprenons l'histoire où nous l'avons laissée à la fin de la Renaissance. Le 11 janvier 1583 les Consuls Echevins transfèrent à six notables lyonnais, que l'on nommera Recteurs, la gestion de Notre Dame de Pitié du Pont du Rhône. Le personnel est alors composé d'un barbier chirurgien, d'un apothicaire, d'un boulanger, d'un prêtre, de six serviteurs et de treize « filles repenties » nommées dorénavant par décision des Consuls « servantes des pauvres ».
XVIIe ET XVIIIe - SIÈCLES DE BOULEVERSEMENTS
Pendant cette longue période de l'Ancien Régime durant laquelle les Recteurs eurent en charge l'hôpital et avant de vous décrire la naissance de la communauté des Sœurs hospitalières de l'Hôtel-Dieu de Lyon, il est important de rappeler le contexte historique et les évènements dramatiques qui bouleversèrent le pays, la cité et bien sûr la vie du personnel hospitalier. Après les affres des guerres de religion et la Ligue, le XVIIème siècle commence dans une sorte de grand soulagement avec l'avènement d'Henri IV qui se marie à Lyon le 17 décembre 1600, ville qu'il soumet au pouvoir royal. Cette liesse est de courte durée avec son assassinat en 1610. Le futur Louis XIII est encore un enfant et le pouvoir est entre les mains de Marie de Médicis et de Richelieu. Louis XIII meurt en 1643 et après une nouvelle régence avec Anne d'Autriche et Mazarin, le prestige et les victoires de Louis XIV un temps vénéré par le peuple ne suffisent plus. Louis XV, qui atteint sa majorité en 1723, d'abord bien aimé d'où son surnom, devient lui aussi à la fin de son règne impopulaire. Après sa mort en 1774, et durant le très court règne de Louis XVI, très vite vont apparaître les prémices de la Révolution. Conflits internes, coût et conséquences désastreuses des nombreuses guerres menées à l'étranger vont multiplier la détresse des populations essentiellement rurales et développer le paupérisme.
Plan masse - extrait du cadastre - Inventaire général
Plan masse - extrait du cadastre
Inventaire général
À cela viendront s'ajouter de nombreux fléaux. Dès le début du XVIIème siècle, la peste réapparaît. Elle devient endémique et se propage dans tout le royaume dès 1624. Lyon, tête de pont pour les troupes de Richelieu partant pour les guerres d'Italie, va être durement touchée. Le fléau, véritable pandémie, atteint la cité fin juillet 1628 et prend fin en avril 1629. Lyon avait mis en place depuis déjà quelques temps une politique de santé publique en appliquant des mesures drastiques. Les pestiférés sont dirigés dans les hôpitaux dits de Quarantaine mais le nombre de victimes est tel que l'Hôtel-Dieu sera impacté, la maladie entraînant la mort du personnel, servantes, médecins, chirurgiens. Une nouvelle épidémie touche le lyonnais en 1638 et interrompt les travaux de l'hôpital des Quatre Rangs commencés en 1622 et devant remplacer le vieil établissement du XVIème siècle. Elle décima un grand nombre de compagnons. Guillaume Ducellet maître d'ouvrage de la chapelle y succomba en 1641. Les travaux vont durer près de 40 années.
Le dôme de l'hôpital des Quatre Rangs
Le dôme de l'hôpital
des Quatre Rangs,
"cheminée" d'aération
pour les salles communes
Un autre phénomène que l'on nomme aujourd'hui le petit âge glaciaire va accentuer une misère déjà bien présente. Cette dégradation climatique dans l'Atlantique Nord débute à la fin du Moyen Age et durera jusqu'au XIXème siècle. Hivers très froids, printemps et étés pluvieux qui se succèdent auront un impact dramatique sur les populations les plus vulnérables. Disettes et famines vont se répéter avec toujours le même scénario : mauvaises récoltes, flambée des prix particulièrement des céréales, révoltes, émeutes comme après l'hiver 1631, exceptionnellement froid qui entraîna pillages des bureaux des gabelles et d'octroi. Ces fléaux apportent le choléra, la variole, le typhus et bien d'autres maladies. Des milliers de nécessiteux se pressent vers les Hôtel-Dieu. Au cours des années 1692, 1693, froid, famine, épidémies sévissent notamment dans le lyonnais. Les dernières années de règne du Roi Soleil s'avèrent terribles à tel point que Fénelon en 1694 écrit au roi en ces termes : « Au lieu de tirer l'argent de ce pauvre peuple, il faudroit lui faire l'aumône et le nourrir. La France entière n'est plus qu'un grand hôpital désolé et sans provision… ». L'Hôtel-Dieu recevait journellement 700 personnes, la population lyonnaise avoisinant 120 000 âmes.
Le XVIIIème siècle sera à peine meilleur. Il débute par un hiver 1709-1710 très rude entraînant une crise frumentaire qui fera 800 000 victimes dans le royaume. Les hôpitaux ne peuvent plus répondre à cette détresse. Malgré une meilleure organisation par rapport au siècle précédent, les registres témoignent de nombreux décès d'hospitalisés et enregistrent un nombre considérable d'enfants abandonnés. L'Hôtel-Dieu accueillait les enfants jusqu'à 7 ans, plus âgés ils étaient pris en charge par l'hôpital de la Charité dont la première pierre avait été posée en 1617 et qui avait d'ailleurs vu le jour à la suite de la grande famine de 1531. Dysenterie, mal pulmonaire, ergotisme entraînent une surmortalité des pauvres. Le Lyonnais sera particulièrement touché en 1747. Entre 1760 et 1774, l'Hôtel-Dieu soigna 14 164 malades et plus de 1000 enfants. Fidèle à sa vocation charitable, il se devait de recevoir des malades de toute nature. Après 1780, il fut décidé que les filles enceintes, les vieillards indigents, les enfants abandonnés soient transférés à la Charité.
DÉBUT XVIIème : LES DERNIÈRES SERVANTES DES PAUVRES - CONFLIT AVEC L'AUTORITÉ ECCLÉSIASTIQUE
Depuis la nomination des Recteurs, les "Servantes des pauvres" étaient engagées lors d'une cérémonie officielle appelée "prise d'habit". Après avoir prêté serment au cours d'une messe solennelle à la chapelle, elles reçoivent alors un habit blanc. L'ultime "prise d'habit" aura lieu en 1619 pour une certaine Jeanne GALLET, la dernière "Servante des pauvres" qui porta le titre de "Mère", Laurence Clément, meurt en 1606. Ce titre disparaît au profit de celui de "Supérieure".
Très tôt va naître un conflit entre les Recteurs et l'autorité ecclésiastique concernant le statut des Servantes des pauvres. Déjà dès 1589, l'Archevêché avait souhaité les rattacher à un ordre religieux. Les recteurs s'y étaient opposés avec l'aval du Consulat, arguant du fait qu'il s'agit d'un hôpital et non d'un couvent : « Les pauvres qui se retirent à l'Hôtel-Dieu pour soulager leurs infirmités ont plus besoin d'aide corporelle que spirituelle et que pour les servir, de filles libres de règles monastiques que de religieuses continuellement en prières et en contemplation ». Ils furent contraints d'exhumer une bulle papale datant de 1480, accordée par Sixte IV et affranchissant l'hôpital de la tutelle ecclésiastique. Afin d'éviter tout différend à l'avenir avec l'Archevêque, les Recteurs vont dès lors recruter de "simples servantes" ou "chambrières".
Terminés serments et cérémonies officielles, ces nouvelles recrues qui se présentent plus par nécessité que par dévouement s'absentent ou quittent l'établissement quand bon leur semble. Devant faire face aux besoins croissant de la population et malgré leur souhait de respecter les caractères originels non religieux de l'institution hospitalière, les Recteurs vont solliciter le Consulat dès 1655 pour recruter « en Iceluy des religieuses pour servir et assister les malades en lieu et place des chambrières… ». Ils envisagèrent même de faire venir des "Sœurs grises" de Paris, franciscaines dont les premières communautés nées dans le Nord de la France étaient dévouées aux œuvres de charité. Mais, contre toute attente, quelques-unes parmi les "simples servantes" vont se proposer pour se dévouer pleinement, et leur vie durant, au service des pauvres malades. Un nouveau règlement est établi, sorte de "charte constitutionnelle" qui prend effet le 1er janvier 1668.
FIN DU XVIIème SIÈCLE : AVÈNEMENT DE LA COMMUNAUTÉ DES "SŒURS HOSPITALIÈRES"
Poupée représentant une sœur croisée - Coll. Musée HD
Poupée représentant
une sœur croisée
Coll. Musée HD
Il faut attendre la mise en place de ce nouveau règlement de 1668 pour voir l'émergence de la communauté de celles que l'on nommera dorénavant les "Sœurs hospitalières". Leur recrutement est strict, l'âge requis se situe entre 18 et 25 ans. Après acceptation de leur candidature, elles ont obligation de faire un stage de six mois. S'il s'avère concluant, un nouveau stage d'une année sera encore nécessaire pour une admission définitive si « son zèle et sa santé » le permettent. Une hiérarchie est établie : novices, prétendantes, sœurs croisées, symbolisée par un costume différent, le vêtement étant vecteur d'identité et d'union. Certaines d'entre elles ayant fait preuve de quelques fantaisies, les Recteurs s'empressèrent de leur rappeler les règles en faisant réaliser des poupées portant les tenues à respecter. Novices et Prétendantes perçoivent un salaire de quelques livres. Les Sœurs croisées ne reçoivent pas de gages mais sont entretenues par l'établissement et ont droit à 15 jours de repos par an dans un des domaines de l'Hôtel-Dieu. Cette coutume durera jusqu'en 1831, notamment dans le domaine de Montessuy, légué en 1695 par Pierre Vandermore, bourgeois de Lyon. La durée des stages pour devenir sœurs croisées va augmenter jusqu'à 6 à 10 ans.
LA CROISURE
Cérémonie de la croisure - chapelle de l'Hôtel-Dieu
Cérémonie de la croisure
chapelle de l'Hôtel-Dieu
La croisure était accordée aux prétendantes ayant prouvé leur dévouement à l'institution. Le cérémonial se déroulait en présence des recteurs et du clergé. Les sœurs arrivaient en procession à la chapelle, tenant un flambeau et donnant la main à leur marraine. L'une était chargée du porte-croix et des anneaux, deux autres apportaient dans une corbeille tabliers blancs et chapelets. Après la messe, le célébrant leur demandait : « Mes filles, êtes-vous dans la ferme résolution de vous consacrer à Jésus-Christ, dans la personne des pauvres malades ? ». Il leur rappelait les devoirs et sacrifices imposés. Après la bénédiction, elles revêtaient leur nouvel habit puis la croix d'argent et l'anneau leur étaient remis : « Ma fille recevez la Croix de Notre Dame de Pitié, qu'elle soit votre force et votre consolation jusqu'à la mort ». Elles se devaient également de faire preuve d'une « nouvelle ardeur » et « remplir de mieux en mieux » les tâches qui leur seront confiées.
Les archives nous relatent la réception en 1702 d'Anne Defrasan, âgée de 18 ans, native de Dijon, « laquelle a remonstré qu'elle est depuys quelque temps au service des pauvres dud. Hostel-Dieu où elle désire de passer le reste de sa vie et d'y mourir dans la même fonction dans intz(intérets) ny prétendre aucune récompense que celle qu'il plaira à Dieu luy donner, à la réserve seullement de sa nourriture et entretien tant en santé qu'en malladie… » « elle supplie les sieurs recteurs de luy en accorder l'habit et la croix aux conditions qu'ilz luy voudront imposer, promettant de les accepter et d'avoir de plus en plus soin des pauvres et d'obéissance pour lesd. Sieurs recteurs. ». Ne prononçant pas de vœu, les Sœurs n'ont aucun engagement vis-à-vis de l'institution. Elles sont affranchies de l'autorité ecclésiastique tout en respectant les règles et principes d'une communauté religieuse. Elles ne doivent obéissance qu'à l'autorité laïque, le Rectorat. Ce paradoxe perdurera, au grand dam de l'Archevêché, et c'est ce qui fera la particularité de cette communauté des sœurs de l'Hôtel-Dieu de Lyon.
TÂCHES ET RENOMMÉE DES SŒURS HOSPITALIÈRES DE L'HÔTEL-DIEU DE LYON
Lit multiplaces – reconstitution Musée HD
Lit multiplaces – reconstitution Musée HD
Selon le règlement de 1668 leurs tâches respectives sont distribuées par l'Econome, en fonction de leurs aptitudes, avec l'approbation des Recteurs. Les unes étaient affectées aux malades, enfants, convalescents, aliénés, incurables et femmes et filles en couche. Dans les grandes salles communes, aux lits multiplaces et dans des conditions d'hygiène souvent précaires, elles prodiguaient soins, administraient les remèdes, préconisés par le médecin. Certaines avaient l'autorisation d'aller soigner à l'extérieur de l'établissement notamment « pour accoucher des dames de la ville ». Elles étaient alors transportées la nuit « en chaise à porteur ou carrosse avec valet » avec l'approbation des Recteurs comme nous le relate les archives pour une certaine sœur Justine en 1719. Il leur est toutefois précisé de « ne pas se substituer aux médecins et chirurgiens ». Elles vont également initier des femmes à cet art au sein même de l'établissement. Une décision de l'Hôtel-Dieu datée du 7 mars 1780 stipule : « à dater de ce jour il sera admis dans cet hôpital des femmes de la campagne pour y être instruites dans l'art des accouchements par celles de nos sœurs qui sont les plus versées dans ces matières… ».
Sœur Pila - † en 1803
Sœur Pila - † en 1803
cheftaine de la pharmacie
de l'HD - XVIIIème
Coll. Musée HD
D'autres occupaient des postes à la cuisine, l'atelier de couture, la lingerie, la sacristie et enseignaient aux enfants. Celles en qui les recteurs accordent une large confiance et constatent leur grande expérience, aident à l'économat et à la pharmacie. À partir de 1690, à la suite de manquements de la part des garçons apothicaires qui montraient « une grande négligence au service des malades et beaucoup de désordre parmy eux ne cherchants qu'à renverser l'ordre et la discipline de cette maison » et « pour obvier donc à un si grand mal … », le Bureau a jugé à propos de mettre des Sœurs à la pharmacie. Sous les ordres de l'Apothicaire, quatre ou cinq seront garantes des denrées contenues dans l'apothicairerie et participeront à la confection des remèdes selon un mode opératoire précis comme par exemple la thériaque, électuaire composé de nombreuses substances relevant des trois règnes : végétal, animal et minéral. Enfin, pour les tâches trop physiques ou celles que la pudeur leur interdisait, il était fait appel au personnel masculin.
Les Sœurs de l'Hôtel-Dieu acquièrent une grande réputation. Dès 1699, le Rectorat envoya trois Sœurs croisées et trois Prétendantes pour former la future communauté de Sœurs de l'hôpital de la Charité. Leur renommée est telle que des municipalités comme Tarare, Tarascon, Salon, Arles vont faire appel à elles pour former les communautés de leurs hôpitaux. Cela donnait lieu à quelques péripéties. Ainsi deux sœurs, dont une certaine sœur Janin, furent "prêtées" à l'Hôtel-Dieu de Tarascon en 1727. L'année suivante Sœur Janin refusant de revenir à Lyon et les recteurs de Tarascon "ne souhaitant pas la rendre…", elle fut congédiée par ceux de Lyon. Les Sœurs provoquaient aussi l'admiration lors de visites de hauts personnages. En 1777, l'Empereur Joseph II d'Allemagne s'impatiente : « Quand est-ce que je verrai les sœurs ? ». À son tour, en 1784, le Prince Henri de Prusse « prend plaisir à regarder une sœur pharmacienne et est surpris par son instruction ».
CONCLUSION
Après les Servantes des pauvres du début du XVIIème siècle, la communauté des Sœurs hospitalières naît véritablement avec le règlement de 1668. De 40 en 1696, elle atteindra 88 membres à la veille de la Révolution. Sous l'égide du Rectorat, « Servantes des pauvres » et « Sœurs hospitalières » ont été véritablement les chevilles ouvrières de l'Hôtel-Dieu de Lyon et, grâce à leur dévouement, leur abnégation et leurs compétences, elles ont œuvré dans ces siècles tragiques pour répondre au dénuement des populations.
Le XVIIIème siècle s'achève avec la capitulation de Louis XVI en juin 1789, son exécution en 1793. Les finances de l'Hôtel-Dieu sont exsangues suite à toutes ces vicissitudes auxquelles il a dû faire face pendant ces deux siècles. Les privilèges divers accordés par les monarques successifs n'empêcheront pas l'hôpital d'avoir des problèmes de trésorerie de façon récurrente. Les travaux très coûteux commandés à l'architecte Germain Soufflot pour édifier un nouveau bâtiment le long du Rhône vont achever de vider les caisses. Le 11 mai 1791, les Recteurs vont remettre leur démission collective au Directoire du Département de Rhône et Loire, les Recteurs de la Charité feront de même. Va s'ouvrir alors une période intermédiaire assez mouvementée pour nos Sœurs Hospitalières. Elles devront s'adapter à de nouvelles règles imposées par le gouvernement révolutionnaire avant la création, en 1802, des Hospices Civils de Lyon. Nous rentrons là dans une autre époque dont on parlera dans un prochain article.
Chantal Rousset-Beaumesnil

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