09_pontRhosne.php
Photo Bernard Rousset

Hôtel-Dieu : destins croisés - n°9 - décembre 2021


Insultes et tragédie...

Carte postale - Eglise Saint-Denis de Bron
Carte postale - Eglise Saint-Denis de Bron
Ce dimanche 11 octobre 1711 s'annonce comme une belle journée d'automne. Lyonnais et gens des environs se rendent comme chaque année, probablement depuis le Moyen-Age, dans une petite bourgade du nom de Saint-Denis-le-Neuf située sur la route menant au Dauphiné, aujourd'hui incluse dans la commune de Bron. Nous sommes au surlendemain de la fête de Saint-Denis et il est de coutume d'aller vénérer ce saint. Denys évangélisateur de la Gaule romaine au IIIème siècle, martyr sous le règne de l'Empereur Valérien, a subi la décollation en l'an 258. La basilique située près de Paris attira très tôt de nombreux pèlerins et nombre de chapelles et églises dans le royaume de France lui furent ensuite dédicacées comme Saint-Denis de Bron qui aurait possédé un morceau du crâne du martyr.
Mais, pour la plupart des lyonnais, se prosterner devant la sainte relique n'était pas le seul motif pour se déplacer dans cette commune. En effet, une « vogue », expression régionale désignant initialement une fête votive y était organisée et celle-ci donnait lieu à une tradition très particulière la « fête des insultes ». Ce jour-là, tous les codes de bienséance de la société volaient en éclat. Quolibets, injures, sarcasmes fusaient de toute part. Les règles proscrivant dénonciations, calomnies tombaient. On pouvait insulter à loisir. Certains participants surnommés « les engueuleurs » s'en donnaient d'ailleurs à cœur joie. Rappelons que nous sommes dans les dernières années du règne de Louis XIV (1638-1715) et que la situation économique du royaume est dégradée. A Lyon, les années sont difficiles pour l'industrie de la soie. S'ajoute une succession d'hivers très rudes entraînant pénuries de céréales et accentuant pauvreté et maladies. Le peuple profitant de ce privilège qui lui était donné en ce jour de la « fête des insultes » pouvait exprimer oralement, sans aucune crainte de représailles, mécontentements, rancœurs, frustrations, envers ceux qui les oppressaient. Cela se faisait à visage découvert sans que quiconque songeât à s'y opposer.
Fête populaire - Estampe XIXème siècle
Fête populaire - Estampe XIXème siècle
Nobles, bourgeois, gens du clergé, tous venaient en équipage écouter cette colère. Quelques-uns toutefois, comme l'archevêque Antoine II de Malvin de Montazet après avoir essuyé les foudres du peuple décida de ne plus jamais s'y rendre. D'autres prenaient le parti d'en rire. Les chroniqueurs de l'époque racontent : « on s'assemblait à la litière de telle grande dame ; on lui criait les noms de ses adorateurs. Elle agitait son éventail et le rouge qui couvrait ses joues empêchait de reconnaître, à travers son sourire que le dépit lui faisait monter le sang au visage ». Mais ce « jour de justice » était aussi « jour de folie et de dévergondage ». C'était finalement une fête de village populaire où les broches chargées de viande tournaient, le vin venu des vignobles du Moulin-à-Vent dans le Beaujolais coulait à flots. Ainsi, toutes les classes de la société pouvaient se retrouver pour boire, manger, danser, se coudoyer autour d'immenses tablées, « faire bombance et se remplir le corgnolon ».
Mais en fin de journée, tout ce beau monde plus ou moins éméché, se devait de rejoindre son foyer. Or, pour rentrer dans Lyon en venant de l'Est lyonnais, il fallait franchir le Rhône sur lequel il n'y avait à l'époque qu'un seul pont, le pont du Rhosne, aujourd'hui notre pont de la Guillotière. Comme on peut le voir sur quelques gravures anciennes, le pont était très long, 526 m contre 205 aujourd'hui, et de surcroît très étroit. Côté de la Guillotière composée principalement de tènements agricoles, il commençait au niveau de la place du même nom, la place du Pont. De l'autre côté, il allait presque jusqu'au tènement dit de Bellecour et comportait une barrière d'où le nom donné aujourd'hui à la rue de la Barre. La foule compacte - les chroniques de l'époque parlent de milliers de gens - se pressait pour entrer dans la ville en fin de journée sachant qu'au-delà de 18 heures le pont était interdit d'accès, la barrière abaissée. Il semble que peu de temps avant la fermeture du pont la voiture à cheval de Mme de Servient, venant de Bellecour, s'engagea pour se rendre sur son domaine de la Part Dieu. C'est ce qui allait occasionner le drame.
On peut lire ici ou là diverses versions de l'accident. J'ai choisi de reprendre le texte de l'historien et avocat Louis de Combes qui, dans la revue Les Nouvelles Littéraires de 1909, cite une source de l'époque qui raconte : « … il survient malheureusement le carrosse de la dame servien, dame de la pardieu, laquelle après avoir attendu longtems s'impatienta. Elle voulut sortir absolument et traverser cette foule innombrable de peuple qui rentroit. Son cocher eut l'imprudence d'avancer sur l'entrée du pont, dans l'endroit le plus rapide et jusqu'au devant du corps de garde après avoir passé la barrière qui est la première de costé de la ville. Deux autres carrosses qui rentroient se trouvèrent précisément à gauche dans le même endroit à six heures et quart et quelques minutes. Et ce fut alors que commença le funeste accident… la quantité extraordinaire de peuple qui se pressoit d'entrer poussèrent violement le dernier des deux carrosses venant de la Guillotière. Les chevaux de celuy de la dame de Servien, fouettez par son cocher pour prendre la sortie de la porte, furent un obstacle à ce nombres de personnes qui se précipitant les unes sur les autres firent abattre un des chevaux ; celuy-ci avec la foule entraina l'autre, en sorte que le passage s'estant presque entièrement bouché, les chevaux étouffés dans l'instant et étendus au travers du passage, le carrosse versé sur la droite du corps de garde, cette foule incroyable ayant trouvé une résistance considérable, se trouvant d'ailleurs extrêmement poussée par ceux qui étoient derrière, il n'est pas étonnant que dans la nuit tombante où à peine voyait-on ce qu'il y avoit devant soy, quatre ou cinq cent personnes tombant ou culbutant en quelques manière tout à la fois dans cet endroit, s'embarrassant entre les carrosses et les chevaux, chacun songeant à se tirer de la presse, le désordre, la confusion et l'entrelassent ayant esté si monstrueux et que tous ceux qui approchoient dans cet endroit soient tombés les uns sur les autres… ».
Le bilan fut tragique. On dénombra dans les journées qui suivirent 241 victimes dont 25 noyées et 216 mortes écrasées. Une vingtaine de blessés décédèrent à l'Hôtel Dieu. De nombreux corps ne furent pas réclamés par les familles, celles-ci étant trop pauvres pour supporter les frais d'enterrement. Le curé de Marcilly d'Azergues, alors sacristain et servant de vicaire en la paroisse d'Ainay, mentionne dans le registre paroissial à la date du 12 octobre que : « 130 corps furent apportés dans des charettes et furent enterrés dans une fosse dans le cimetière d'Ainay ». Seules quelques familles qui le pouvaient venaient récupérer les corps pour les inhumer dans leur paroisse respective. Cette « journée des insultes » se termina par une véritable tragédie dont on parle encore aujourd'hui comme « le tumulte du pont du Rhosne ».
Dessin J. Drevet - Le Lyon de nos pères - Vingtrinier 1901
Dessin J. Drevet - Le Lyon de nos pères - Vingtrinier 1901
Les édiles de l'époque, le sieur Ravat, Prévost des marchands, les échevins, Basset, Presle, Fischer, Anisson n'avaient au demeurant pris aucune mesure de police pour le retour de la fête de Bron. Un article d'Emmanuel Vincent paru en 1964 dans la revue de la Société d'Etudes et d'Histoire de Lyon Rive Gauche souligne que le Consulat chercha à se dédouaner précisant que Mme de Servient demeurant alors 4 Place le Viste, n'avait donc aucune raison de se rendre dans son domaine de la Part Dieu à une heure aussi tardive, alors que sa voiture allait se trouver face à une foule nombreuse. Mais elle n'eut à subir aucune sanction, il lui fut simplement reproché d'avoir eu l'audace de vouloir « faire reculer des milliers de lyonnais pour lui livrer passage ».
La responsabilité de l'accident semble finalement avoir été rejetée sur une seule personne, le sergent qui commandait le poste de garde Thomas Michel Bel-Air, qui, comme il le faisait chaque soir avait ordonné d'abaisser la barrière, accentuant sans doute l'affolement général. Après un procès expéditif, il fut condamné à être roué vif. L'exécution eut lieu le mercredi 21 octobre. Les archives municipales conservent les actes des délibérations consulaires de 1711 qui mentionnent : « L'exécution se fit sur la place des Terreaux, et Bel-Air subit sa peine avec un rare courage, en protestant jusqu'à la fin de son innocence ; son corps, attaché à la roue, fut exposé en cet état sur la rive gauche du Rhône » soit au lieudit « le Plâtre de la Guillotière », terrain situé à la base du pont - les rives à l'époque n'ayant pas encore été endiguées et ce, « pour servir d'exemple aux méchans… ».
L'histoire qui enjolive souvent les faits nous dit que c'est la suite de cette soirée tragique que Mme de Servient, prise d'un profond remords, légua son domaine de la Part Dieu à l'hôpital du Pont du Rhosne. L'origine du nom Part Dieu est plus ou moins légendaire. Les terres situées sur la rive gauche du Rhône, longtemps simple plaine alluviale, étaient soumises aux violentes crues du fleuve ne laissant derrière elles que marécages insalubres, lônes et vorgines. On raconte qu'au XIIème siècle, un moine aperçut une partie des terres épargnées par les eaux et s'écria « c'est la part de Dieu », donnant ce nom au tènement actuel. Il semble que dès le XVème siècle, une ferme y fut installée passant ensuite entre les mains de différents propriétaires dont la famille de Servient et devenant à partir du XVIIIème un domaine agricole prospère traversé par la rivière la Rize.
Nous savons peu de choses sur Mme de Servient (nom orthographié quelquefois Servien) si ce n'est qu'elle était née Catherine Mazenod en 1649 dans une famille de six enfants. Son père, Marc Antoine Mazenod (1606-1679) Seigneur de Pavezin, commune du Pilat, Ecuyer, Avocat, fut Echevin au parlement de Lyon de 1659 à 1660. Elle épousa Maurice Amédé, comte de Servient, Seigneur de Cossay. Ce hameau de l'Isère dans la commune de Claix est très lié à la famille de Servient depuis le XVIIème siècle. Ennemond III de Servient, seigneur de Cossey et de la Balme, fut nommé Commissaire général des Vivres en 1621.
Trésorier de France en Dauphiné et ambassadeur de France à la Cour de Savoie à Turin sous le règne de Louis XIV, il fit reconstruire le château de la Balme, à l'origine maison forte. Curieusement, aucun portrait de la dame de Servient n'a été retrouvé à ce jour, même dans le Fonds Coste des Archives qui possède pourtant une collection importante de personnalités lyonnaises. Mme de Servient décèdera le 23 février 1733.
C'est le 8 juillet 1725, donc 14 années après cette funeste journée, que par acte passé devant les notaires Hodrieu et Delhorme conservé aux Archives Municipales (cf. photo 1ère page ci-joint) : « Dame Catherine de Mazenod, dame de la Part-Dieu, veuve de messire Maurice-Amédé de Servient, Chevalier, Seigneur de la Balme… mue de charité envers les pauvres du Grand Hôpital de Notre Dame de Pitié du Pont du Rhône de la ville de Lyon, désirant leur donner dès à présent des marques de l'affection particulière qu'elle a pour eux et qu'elle leur conservera… donne par donation entre vifs… aux pauvres dudit hôpital, sa maison forte ou fief de la Part Dieu… ». L'accident n‘est aucunement mentionné dans le testament et la générosité de Mme de Servient s'avère quelque peu entachée lorsque l'on détaille ses exigences testamentaires.
Le leg fut en effet octroyé moyennant un capital de 53 000 livres, une rente viagère de 6 000 livres payables par moitié jusqu'à sa mort, qu'un service dit des « rentes foncières » fut assuré par l'hôpital avec la délivrance de certaines sommes au chapître d'Ainay, aux pères Jacobins, ainsi qu'à des particuliers dont un certain sieur Aulas, et aux héritiers de la famille Arnaud ». Elle exigea en outre la fondation, à perpétuité, d'une messe basse à dire tous les jours de l'année à partir de la passation de l'acte et enfin que l'hôpital se chargea des frais relatifs à ses funérailles. Il est vrai qu'en ce début XVIIIème siècle, l'Hôtel Dieu semble être un établissement prospère. Si les Archives de l'hôpital font état d'un important patrimoine foncier avec plus d'une centaine de maisons ou domaines situés dans la ville et hors la ville, toutefois, en raison des dépenses générées par les guerres, épidémies, le coût des denrées, la croissance de la population soignée, les finances de l'hôpital sont exsangues. Les Recteurs durent maintes fois faire appel au pouvoir royal pour augmenter leurs privilèges (droit de passage sur le fameux pont du Rhône par exemple) ainsi qu'à la bienfaisance des lyonnais. La situation catastrophique à la fin du XVIIIe siècle et la tourmente révolutionnaire entraînent leur démission et la création en 1802 par Napoléon Bonaparte des Hospices Civils de Lyon avec la réunion de l'Hôtel Dieu et de l'Hôpital de la Charité sous une même gestion. Le leg de Mme de Servient de 1725 fut effectué pour les « pauvres de l'hôpital » et donc non aux Hospices Civils et le nom de dame Mazenod épouse Servient vient simplement s'ajouter à la longue liste des donateurs de l'hôpital depuis le Moyen-Age comme en témoignent les plaques gravées dans une cour de l'ancien Hôtel Dieu.
J'en termine avec cette histoire tragique. On raconte que l'alcoolisation des « vogueurs » aurait beaucoup affecté Mme de Servient et elle aurait exigé qu'aucun débit de boissons ou autre cabaret ne soit installé sur le domaine légué. Ce souhait semble-t-il ne fut pas respecté très longtemps. Mais son empreinte est toujours présente à travers les noms donnés à trois rues de Lyon, Servient, Part Dieu et Mazenod.
Quant à la fête des insultes elle fut supprimée en 1789. Enfin, si d'aventure vous passez par Bron, l'église Saint-Denis est toujours debout même si remaniée au fil du temps. Il n'y a plus de reliques si tant est qu'il y en ait eu. Mais vous pouvez toujours invoquer ce Saint céphalophore pour vos migraines et autres maux de tête…
Saint Denis - Jean Bourdichon. Horae ad usum parisensem - 1480, BNF
Saint Denis - Jean Bourdichon
Horae ad usum parisensem - 1480, BNF
Chantal Rousset-Beaumesnil
Décembre 2021

Retour à la rubrique